Les cliniques juridiques

Né au début du XXe siècle sous la plume de deux professeurs de droit, l’un russe, Alexander I. Lyublinsky[1], et l’autre américain, William Rowe[2], le concept de clinique juridique a été remis en avant dans les années 1930 par l’école réaliste américaine, notamment sous la plume de Jerome Frank[3]. Mais les deux premières cliniques juridiques ne sont nées aux Etats-Unis qu’après la Seconde guerre mondiale, en 1947, au sein des universités Duke et Tennessee[4]. Aujourd’hui, pratiquement chaque Law School dispose de sa propre Law Clinic, et souvent de plusieurs. Ce concept a au fur et à mesure essaimé dans le monde, dans un premier temps auprès des pays du Commonwealth (Australie, Canada, Royaume-Uni…) puis dans d’autres Etats : africains (Afrique du Sud, Nigéria, Sénégal…), asiatiques (Chine, Vietnam…) ou sud-américains (Argentine, Chili, Pérou…), avant de finalement s’introduire dans quelques bastions de la vieille Europe continentale (Espagne, Pologne…).

En France, les cliniques juridiques sont apparues très récemment et n’existent que dans très peu d’universités. On ne compte actuellement que sept cliniques juridiques en activité dans l’Hexagone, à savoir le programme EUCLID de l’ Université Paris Ouest Nanterre – La Défense, la Clinique du master Conseil et contentieux de l’Université François Rabelais de Tours, la Maison du droit de l’Université Paris Panthéon-Assas, la Clinique juridique de l’Ecole de droit de Sciences-Po, la Clinique de droit de l’environnement de l’Université de Versailles, la Clinique de droit de l’environnement de l’Université d’Aix-Marseille, et enfin la Clinique juridique des droits fondamentaux de l’Université de Caen Basse-Normandie.

L’enseignement clinique du droit

Au sens premier du concept, l’activité clinique dans les Facultés de Droit, notamment aux Etats-Unis, a une double vocation pédagogique et sociale. Ces structures se consacrent ainsi à la formation des étudiants par une expérience pratique du droit au service des populations défavorisées. Si aujourd’hui bon nombre des cliniques juridiques sont toujours liées à cette idée de justice sociale, elles visent de manière générale à prendre en charge les activités de formation intégrée à l’Université. Ces activités ont été répertoriées suivant différentes catégories à savoir les activités contentieuses (représentation de personnes devant une juridiction), transactionnelles (représentation de personnes dans le cadre de procédures juridiques de transaction), associatives (collaboration avec des ONG pour plaider en faveur de groupes sociaux), de plaidoyer législatif (des projets visant à faire évoluer la législation en cause), de médiation (plaidoyer pour des personnes dans le cadre de solutions informelles de résolutions de conflits) et de stages (structure de gestion centralisée des stages pour les étudiants associés).

L’enseignement juridique clinique offre ainsi la possibilité aux étudiants en droit, pendant leur cursus et sous la direction d’enseignants de l’université, de travailler sur des cas réels, en collaboration avec des avocats, des ONG, des institutions nationales ou internationales. Il porte sur des faits authentiques, et les affaires sont développées du point de vue de la société civile. Cette formation intégrée permet aux étudiants de renforcer leurs compétences et connaissances nécessaires à tout bon juriste[5] tout en développant une autonomie et un sens des responsabilités indispensables à leur future carrière. Ce type d’enseignement fait d’ailleurs partie des 76 recommandations pour l’enseignement du droit émises par le Rapport Truchet (proposition n°109)[6] et répond également à ce que souhaitait le Rapport Lyon-Caen de 2002, à savoir « développer les formes d’enseignement qui rompent avec la perspective trop technicienne déjà évoquée, et assurent un apprentissage plus actif, et […] promouvoir plus de diversité dans les méthodes »[7].

De plus, certaines cliniques, telle l’International Human Rights Law Clinic de l’Université de Berkeley, favorisent et encouragent une valorisation scientifique de cette expérience.

Vers une recherche clinique en droit

La recherche juridique clinique doit être comprise comme l’activité de recherche visant à améliorer la connaissance d’un droit ou d’un mécanisme juridique à travers l’étude spécifique de cas. On retrouve cette même démarche dans la recherche clinique médicale et ses essais cliniques, à la différence qu’il n’est pas loisible au juriste de tester ses modèles in vivo. Loin de s’opposer à une « recherche fondamentale », la recherche clinique est un lieu de rencontre entre le monde universitaire et la pratique juridique. Il est d’ailleurs important de constater qu’il n’existe actuellement au sein du milieu juridique universitaire français « rien qui permette de valoriser, s’il y a lieu, l’apport qualitatif de la pratique professionnelle à la recherche scientifique »[8]. C’est en ce sens que la recherche clinique a notamment un rôle à jouer. Ainsi, « les véritables cliniques extraient la théorie de la pratique […]. [Généralement,] les professeurs cliniques font d’importantes contributions au développement d’expertise sur les aptitudes et les théories de la pratique juridique, ce qui intensifie les liens entre le barreau et le monde universitaire »[9]. Cette « alchimie nouvelle ascendante » au sein des rapports entre les connaissances théoriques et l’apprentissage pratique « pourrait déboucher sur une réflexion substantielle et théorique sur le contenu de la norme »[10], un passage de l’existence à l’essence. Sans se référer spécifiquement à l’activité clinique, Serge Sur voit dans cette « ingénierie juridique […] une maturité de la pensée juridique »[11]. Par ailleurs, suivant la proposition n°202 du Rapport Truchet de 2007 appelant les facultés à pratiquer « dans la mesure de leurs moyens, toutes les formes de recherche, dans ses aspects les plus abstraits comme dans ses aspects les plus concrets, les plus classiques comme les plus nouveaux »[12], la recherche clinique apportera un complément intéressant aux missions de recherche de l’Université. La Clinique permettra donc également « de mener des études qualitatives et quantitatives, nourrissant aussi bien la recherche scientifique que des propositions d’action (réformes juridiques, politiques, sociales, etc.) »[13]

De plus, les Cliniques juridiques peuvent être un réel atout en termes de valorisation de la recherche en droit. Valoriser la recherche, c’est lui conférer une valeur autre que celle qu’elle possède déjà ontologiquement. Les objectifs de base de cette valorisation visent tant à mettre en valeur l’expertise des chercheurs universitaires (leurs savoirs et savoir-faire) que les résultats de leurs recherches. En soi, l’activité clinique se situe donc sur le plan d’une valorisation sociale de l’activité scientifique, correspondant au « développement et à la diffusion, à partir de travaux de recherche, de solutions ou d’applications pratiques destinées à améliorer une situation ou à résoudre un problème social (au sens large) »[14]. Elle participe ainsi d’un processus d’innovation sociale en ce qu’elle vise à la conversion de nouvelles connaissances en bénéfices sociaux.

Au final, les cliniques juridiques permettent de réinscrire l’Université au sein d’une dimension sociétale en offrant la possibilité d’une diffusion et d’une mise en œuvre des compétences et connaissances acquises au travers de ses formations et de son activité de recherche. Ces structures jouent également le rôle d’un forum de réflexion théorique sur les possibilités et la portée du droit comme outil d’amélioration des pratiques sociales.

Xavier Aurey


[1] A. Lyubinshy, « About Legal Clinics », Journal Of Ministry of Justice (Russia), 1901, pp. 175-181.

[2] W. Rowe, « Clinics Legal and Better Trained Lawyers a Necessity », Ill. Law Review, vol.11, 1917, pp. 591 s.

[3] J. Frank, « Why not a Clinical Lawyer-School ? », 81 U. PA. Law review 907 (1933), « A Plea for Lawyers-Schools », 56 Yale Law Journal 1303 (1947).

[4] Les premiers éléments d’éducation clinique au sein d’une faculté de Droit sont apparus dès 1910 aux Etats-Unis à la Northwestern University School of Law de Chicago, mais pas en tant que structure spécifique. Celle-ci ne verra le jour dans cette université qu’en 1969 sous le nom de Bluhm Legal Clinic.

[5] Telles la recherche documentaire, l’analyse et la synthèse, la gestion de dossiers, la rédaction de documents juridiques, la connaissance pratique des mécanismes juridiques nationaux et internationaux… Cf. Robert MacCrate (dir.), Report of The Task Force on Law Schools and the Profession: Narrowing the Gap, American Bar Association, 1992, Chap. V.

[6] Groupe de travail sur l’enseignement juridique, Rapport Truchet, 76 recommandations pour l’enseignement du droit, janvier 2007.

[7] Commission de Réflexion sur les Études de droit, Antoine Lyon-Caen (dir.), Rapport, avril 2002, p. 13.

[8] Eric Millard, « Sur un argument d’analogie entre l’activité universitaire des juristes et des médecins », Mélanges D. Lochak, 2007, pp.343-352.

[9] Projet Justice Initiative de l’Open Society Institute, http://www.justiceinitiative.org/francais/fr_activites/fr_lcd

[10] Stéphanie Hennette-Vauchez, Diane Roman, « Pour un enseignement clinique du droit », Les Petites Affiches, 2006, n°218-219, pp.5-6 : « Si le lien entre les connaissances théoriques et l’apprentissage pratique se fait traditionnellement de façon descendante, de manière à ce que les premières soient éprouvées par le second, peut-être serait-il intéressant d’y coupler une alchimie nouvelle, ascendante cette fois-ci. De cette manière, l’essai de nouveaux instruments procéduraux, que la pratique juridique et judiciaire dans les cliniques rendrait possible, pourrait déboucher sur une réflexion substantielle et théorique sur le contenu de la norme ».

[11] Serge Sur, « Rapport Introductif », Droit international et Relations internationales. Journée d’Etude de la SFDI du 28 novembre 2008.

[12] Groupe de travail sur l’enseignement juridique, Rapport Truchet, 76 recommandations pour l’enseignement du droit, janvier 2007.

[13] Eric Millard, « Sur un argument d’analogie entre l’activité universitaire des juristes et des médecins », Mélanges D. Lochak, 2007, pp.343-352.

[14] Conseil de la science et de la technologie du Québec, La valorisation de la recherche universitaire, Clarification conceptuelle, février 2005, p.9 (disponible sur http://www.cst.gouv.qc.ca/IMG/pdf/Valorisation_Rech_Univ.pdf).

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